Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Sorciers

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Henri Plon (p. 623-628).
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Sorciers, gens qui, avec le secours des puissances infernales, peuvent opérer des choses surnaturelles, en conséquence d’un pacte fait avec le diable. Ce n’étaient en général que des imposteurs, des charlatans, des fourbes, des maniaques, des fous, des hypocondres ou des vauriens qui, désespérant de se donner quelque importance par leur propre mérite, se rendaient remarquables par les terreurs qu’ils inspiraient. Chez tous les peuples, on trouve des sorciers : on les appelle magiciens lorsqu’ils opèrent des prodiges, et devins lorsqu’ils devinent les choses cachées. Il y avait à Paris, du temps de Charles IX, trente mille sorciers qu’on chassa de la ville. On en comptait plus de cent mille en France sous le roi Henri III. Chaque ville, chaque bourg, chaque village, chaque hameau, avait les siens ; et de nos jours en France, où la partie la plus malsaine et la plus répandue de la presse combat les choses religieuses au lieu d’éclairer les esprits grossiers, il y a encore les deux tiers des villages où l’on croit aux sorciers. On les poursuivit sous Henri IV et sous Louis XIII; le nombre de ces misérables ne commença à diminuer que sous Louis XIV. L’Angleterre n’en était pas moins infestée. Le roi Jacques Ier, qui leur faisait la chasse très-durement, écrivit contre eux un gros livre, sans éclairer la question.

Un fait constant, c’est que la plupart des sorciers et de ceux qui se disent tels sont des bandits qui prennent un masque diabolique pour faire le mal ; c’est que la plupart de leurs sortilèges sont des empoisonnements, et leurs sabbats d’affreuses orgies. Ces sorciers étaient encore des restes de bandes hérétiques, conduits d’aberrations en aberrations au culte tout cru du démon.

Les sorciers sont coupables de quinze crimes, dit Bodin : 1° ils renient Dieu ; 2° ils le blasphèment ; 3° ils adorent le diable ; 4° ils lui vouent leurs enfants ; 5° ils les lui sacrifient souvent, avant qu’ils soient baptisés[1] ; 6° ils les consacrent à Satan, dès le ventre de leur mère ; 1° ils lui

 
Bandits, graine de sorciers
Bandits, graine de sorciers
Bandits, graine de sorciers.
 
promettent d’attirer tous ceux qu’ils pourront à son service ; 8° ils jurent par le nom du démon, et s’en font honneur ; 9° ils ne respectent plus aucune loi, et commettent jusqu’à des incestes ; 10° ils tuent les personnes, les font bouillir et les mangent ; 11° ils se nourrissent de chair humaine et même de pendus ; 12°ils font mourir les gens
 
Enfants sacrifiés
Enfants sacrifiés
Enfants sacrifiés.
 
par le poison et les sortilèges ; 13° ils font crever le bétail ; 14° ils font périr les fruits, et causent la stérilité ; 15° ils se font en tout les esclaves du diable.

On s’est moqué de ce passage de Bodin ; il est pourtant vrai presque en tout. Sandoval, dans son Histoire de Charles-Quint, raconte que deux jeunes filles, l’une de onze ans et l’autre de neuf, s’accusèrent elles-mêmes comme sorcières devant les membres du conseil royal de Navarre ; elles avouèrent qu’elles s’étaient fait recevoir dans la secte des sorciers, et s’engagèrent à découvrir toutes les femmes qui en étaient, si on consentait à leur faire grâce. Les juges l’ayant promis, ces deux enfants déclarèrent qu’en voyant l’œil gauche d’une personne elles pourraient dire si elle était sorcière ou non ; elles indiquèrent l’endroit où l’on devait trouver un grand nombre de ces femmes, et où elles tenaient leurs assemblées. Le conseil chargea un commissaire de se transporter sur les lieux avec les deux enfants, escortés de cinquante cavaliers. En arrivant dans chaque bourg ou village, il devait enfermer les deux jeunes filles dans deux maisons séparées, et faire conduire devant elles les femmes suspectes de magie, afin d’éprouver le moyen qu’elles avaient indiqué. Il résulta de l’expérience que celles de ces femmes qui avaient été signalées par les deux filles comme sorcières l’étaient réellement. Lorsqu’elles se virent en prison, elles déclarèrent qu’elles étaient plus de cent cinquante ; que, quand une femme se présentait pour être reçue dans leur société, on lui faisait renier Jésus-Christ et sa religion. Le jour où cette cérémonie avait lieu, on voyait paraître au milieu d’un cercle un bouc noir qui en faisait plusieurs fois le tour. À peine avait-il fait entendre sa voix rauque, que toutes les sorcières accouraient et se mettaient à danser ; après cela, elles venaient toutes baiser le bouc au derrière, et faisaient ensuite un repas avec du pain, du vin et du fromage.

Aussitôt que le festin était fini, chaque sorcière s’envolait dans les airs, pour se rendre aux lieux où elle voulait faire du mal. D’après leur propre confession, elles avaient empoisonné trois ou quatre personnes, pour obéir aux ordres de Satan, qui les introduisait dans les maisons, en leur en ouvrant les portes et les fenêtres. Il avait soin de les refermer quand le maléfice avait eu son effet. Toutes les nuits qui précédaient les grandes fêtes de l’année, elles avaient des assemblées générales, où elles faisaient des abominations et des impiétés. Lorsqu’elles assistaient à la messe, elles voyaient l’hostie noire ; mais si elles avaient déjà formé le propos de renoncer à leurs pratiques diaboliques, elles la voyaient blanche. Sandoval ajoute que le commissaire, voulant s’assurer de la vérité des faits par sa propre expérience, fit prendre une vieille sorcière, et lui promit sa grâce, à condition qu’elle ferait devant lui toutes ses opérations de sorcellerie. La vieille, ayant accepté la proposition, demanda la boîte d’onguent qu’on avait trouvée sur elle, et monta dans une tour avec le commissaire et un grand nombre de personnes. Elle se plaça devant une fenêtre, et se frotta d’onguent la paume de la main gauche, le poignet, le nœud du coude, le dessous du bras, l’aine et le côté gauche ; ensuite elle cria d’une voix forte : Es-tu là ? Tous les spectateurs entendirent dans les airs une-voix qui répondit : Oui, me voici. La sorcière se mit alors à descendre le long de la tour, la tête en bas, se servant de ses pieds et de ses mains à la manière des lézards. Arrivée au milieu de la hauteur, elle prit son vol dans les airs devant les assistants, qui ne cessèrent de la voir que lorsqu’elle eut dépassé l’horizon. Dans l’étonnement où ce prodige avait plongé tout le monde, le commissaire fit publier qu’il donnerait une somme d’argent considérable à quiconque lui ramènerait la sorcière. On la lui présenta au bout de deux jours, qu’elle fut arrêtée par des bergers. Le commissaire lui demanda pourquoi elle n’avait pas volé assez loin pour échapper à ceux qui la cherchaient. À quoi elle répondit que son maître n’avait voulu la transporter qu’à la distance de trois lieues, et qu’il l’avait laissée dans le champ où les bergers l’avaient rencontrée.

Ce récit singulier, dû pourtant à un écrivain grave, n’est pas facile à expliquer. Le juge ordinaire ayant prononcé sur l’affaire des cent cinquante sorcières, ni l’onguent ni le diable ne purent leur donner des ailes pour éviter le châtiment de deux cents coups de fouet et de plusieurs années de prison qu’on leur fit subir.

Notre siècle, comme nous l’avons remarqué, n’est pas encore exempt de sorciers. Il y en a dans tous les villages. On en trouve à Paris même, où le magicien Moreau faisait merveilles il y a quarante ans. Mais souvent on a pris pour sorciers des gens qui ne l’étaient pas. Mademoiselle Lorimier, à qui les arts doivent quelques tableaux remarquables, se trouvant à Saint-Flour en 1811 avec une autre dame artiste, prenait, de la plaine, l’aspect de la ville, située sur un rocher. Elle dessinait et faisait des gestes d’aplomb avec son crayon. Les paysans, qui voient encore partout la sorcellerie, jetèrent des pierres aux deux dames, les arrêtèrent et les conduisirent chez le maire, les prenant pour des sorcières qui faisaient des sorts et des charmes. Vers 1778, les Auvergnats prirent pour des sorciers les ingénieurs qui levaient le plan de la province, et les accablèrent de pierres. Le tribunal correctionnel de Marseille eut à prononcer, en 1820, sur une cause de sorcellerie. Une demoiselle, abandonnée par un homme qui devait l’épouser, recourut à un docteur qui passait pour sorcier, lui demandant s’il aurait un secret pour ramener un infidèle et nuire à une rivale. Le nécromancien commença par se faire donner de l’argent, puis une poule noire, puis un cœur de bœuf, puis des clous. Il fallait que la poule, le cœur et les clous fussent volés ; pour l’argent, il pouvait être légitimement acquis, le sorcier se chargeait du reste. Mais il arriva que, n’ayant pu rendre à la plaignante le cœur de son amant, celle-ci voulut au moins que son argent lui fût restitué ; de là le procès, dont le dénoûment a été ce qu’il devait être : le sorcier a été condamné à l’amende et à deux mois de prison comme escroc.

Voici encore ce qu’on écrivait de Valognes en On jugera des sorciers passés par les sorciers présents, sous le rapport de l’intérêt qu’ils sont dignes d’inspirer : « Notre tribunal correctionnel vient d’avoir à juger des sorciers de Brix. Les prévenus, au nombre de sept, se trouvent rangés dans l’ordre suivant : Anne-Marie, femme de Leblond, dit le Marquis, âgée de soixante-quinze ans (figure d’Atropos ou d’une sorcière de Macbeth); Leblond, son mari, âgé de soixante-onze ans ; Charles Lemonnier, maçon, âgé de vingt-six ans ; Drouet, maçon, âgé de quarante-quatre ans ; Thérèse Leblond, dite la Marquise, âgée de quarante-huit ans (teint fiévreux ou animé par la colère) ; Jeanne Leblond, sa sœur, également surnommé la Marquise, âgée de trente-quatre ans, femme de Lemonnier, et Lemonnier, mari de la précédente, équarrisseur, âgé de trente-trois ans, né à Amfreville, tous demeurant à Brix. Divers délits d’escroquerie à l’aide de manœuvres frauduleuses leur sont imputés ; les témoins, dont bon nombre figurent parmi les dupes qu’ils ont faites, comparaissent successivement et reçoivent une ovation particulière à chaque aveu de leur crédulité. Les époux Halley, dit Morbois, et leur frère et beau-frère Jacques Legouche, des Moitiers-en-Bauptois, se croyaient ensorcelés. Or il n’était bruit à dix lieues à la ronde que des Marquis de Brix. On alla donc les supplier d’user de leur pouvoir en faveur de braves gens dont la maison, remplie de myriades de sorciers, n’était plus habitable. Le vieux Marquis se met aussitôt en route avec sa fille Thérèse et commande des tisanes. Mais il en faut bientôt de plus actives, et la société, composée de ses deux filles et des frères Lemonnier, qui se sont entremis dans la guérison, apporte des bouteilles tellement puissantes que toute la famille les a vues danser dans le panier qui les contenait. Il faut en effet de bien grands remèdes pour lever le sort que le curé, le vicaire et le bedeau de la paroisse ont jeté sur eux, au dire des Marquises. Il faut en outre du temps et de l’argent. Deux ans se passent en opérations, et avec le temps s’écoule l’argent. Mais enfin une si longue attente, de si nombreux sacrifices auront un terme, et ce terme, c’est la nuit de Pâques fleuries, dans laquelle le grand maître sorcier viendra débarrasser les époux Halley des maléfices qu’ils endurent. Ce qui avait été promis a lieu ; non pas précisément la guérison, mais l’arrivée de plusieurs membres de la compagnie de Brix. Que s’est-il passé dans la maison ? c’est ce que des voisins assignés ne peuvent nous dire, parce qu’ils n’ont osé ni regarder ni entendre. Un seul rapporte avoir ouï, lorsque les sorciers sont repartis, une voix s’écrier : — Il faut qu’ils soient plus bêtes que le cheval qui nous traîne ! D’autres racontent la ruine de cette maison, qui date des fréquents voyages de la compagnie. Les Halley et les Legouche étaient dans une parfaite aisance avant qu’il fût question de les désensorceler. Leurs meubles, leurs bestiaux, leur jardin, leur peu de terre, ils ont tout vendu ; leurs bardes, parce qu’elles étaient ensorcelées comme-leurs personnes, ils les ont données ; ils ont arraché jusqu’à leur plant de pommiers pour en faire un peu d’argent et rassasier l’hydre insatiable qui les dévorait ; 2,000 fr., tel est peut-être le chiffre des sommes que l’accusation reproche aux prévenus d’avoir escroquées à ces pauvres gens. Cependant ceux-ci avouent à peine 250 fr. qu’ils auraient pu remettre pour prix de médicaments qui les ont, disent-ils, radicalement guéris. Ils ne confessent aucuns détails, n’accusent personne. Ils rendent grâces au contraire du bien qu’on leur a fait. Les malheureux tremblent encore en présence de ceux qu’ils ont appelés auprès d’eux, et dont le regard semble toujours les fasciner ! Un nommé Henri Lejuez, de Flottemanville-Hague (arrondissement de Cherbourg), vient ensuite raconter avec la même bonne foi et le même air de simplicité les tours subtils de magie dont il a été victime. Chevaux et porcs, chez lui tout mourait ; ce n’était point naturel ; mais aux grands maux les grands remèdes. Il se mit donc en quête pour les trouver. Un jour, dit-il, que j’étais à l’assemblée de Vasteville, je trouvai un homme qui me dit que je ferais bien d’aller à Brix, chez un nommé le Marquis. J’y allai ; or, quand je lui eus dit mon affaire, et qu’il eut lu deux pages dans un livre que sa femme alla lui chercher dans l’armoire, il me répondit : — Ce sont des jaloux ; mais je vais vous butter ça ; baillez-moi 5 fr. 50 c. pour deux bouteilles de drogues, et je ferai mourir le malfaiteur. — Nenni, que je lui dis, je n’en demande pas tant ; domptez-le seulement de façon qu’il ne me fasse plus de mal, c’en est assez. Quinze jours après, j’y retournai, et j’apportai vingt-cinq kilogrammes de farine, deux pièces de 5 fr., et environ deux kilogrammes de filasse que sa bonne femme m’avait demandés. Il n’y avait point d’amendement chez mes avers, et je lui dis en le priant de travailler comme il faut l’homme qui m’en voulait. Enfin, après un autre voyage que je fis encore, il fut convenu que sa fille Thérèse viendrait à la maison. Elle y vint donc et fit sa magie avec une poule qu’on happa sans lui ôter une plume du corps. Sur le coup elle la saignit, et quand elle eut ramassé son sang dans un petit pot avec le cœur, elle le fit porter à la porte de l’homme que nous soupçonnions. Pendant que le sang s’égoutterait, notre homme devait dessécher, à ce qu’elle disait. Après cela elle nous demanda vingt-cinq aiguilles neuves qu’elle mit dans une assiette et sur laquelle elle versa de l’eau. Autant il y en aurait qui s’affourcheraient les unes sur les autres, autant il y aurait d’ennemis qui nous en voudraient. Il s’en trouva trois. Tout cela fait, elle emporta la poule et revint quelques jours après avec Jeanne sa sœur. Mais il se trouva qu’il leur manqua quelque chose pour arriver à leur définition : c’étaient des drogues qu’avec 25 fr. que je leur donnai, et que j’empruntai en partie, elles allèrent quérir à Cherbourg, et qu’elles devaient rapporter le soir, avec deux mouchoirs que ma femme leur prêta ; mais elles ne revinrent plus. Pour lors j’eus l’idée qu’elles n’étaient pas aussi savantes qu’on le disait. Pour m’en assurer, j’allai consulter une batteuse de cartes du Limousin, et je l’amenai chez Thérèse. Là-dessus les deux femelles se prirent de langue : la Limousine traita la Marquise d’agrippeuse et le Marquis d’agrippeur. Ça fit une brouille, et les affaires en restèrent là. À quelque temps de là cependant, ma femme la revit dans une boutique à la Pierre-Butée, avec Charles Lemonnier, qu’elle appelait son homme. Elle lui parla de ce qu’elle lui avait donné, de trois chemises que j’oubliais, de deux draps de lits, d’un canard et d’une poule que je lui avais portés moi-même ; elle lui demanda aussi ce qu’était devenue la poule qu’elle avait saignée pour sa magie. Sur-le-champ, Thérèse répondit qu’après l’avoir fait rôtir elle s’était dressée sur table et avait chanté trois fois comme un coq. — C’est vrai, reprit Charles Lemonnier, car quand je l’ai vue, ça m’a fait un effet que je n’ai pas osé en manger.

» Les Marquis et compagnie n’appliquaient pas seulement leurs talents à la levée des sorts ; mais tels sont les principaux faits qui amènent les différents prévenus devant le tribunal, et auxquels on pourrait ajouter le vol de deux pièces de fil et de deux livres de piété, imputé à la même Thérèse, lors de sa visite, au préjudice de la femme Heiland, et le fait d’escroquerie reproché au vieux sorcier Marquis, à raison de ses sortilèges sur la fille d’un nommé Yves Adam, de Brix. M. le substitut Desmortiers rappelle les fâcheux antécédents, d’abord de Thérèse, condamnée par un premier jugement, pour vol, à un an et un jour d’emprisonnement ; par un second jugement de la cour d’assises de la Manche, en sept années de travaux forcés ; de sa sœur ensuite, condamnée pareillement en six années de la même peine ; de Leblond père, dit le Marquis, qui a subi deux condamnations correctionnelles dont la durée de l’une a été de neuf ans ; de Drouet enfin, condamné à un an et un jour de prison.

» Le tribunal, après avoir renvoyé de l’action la vieille femme Leblond, prononce son jugement, qui condamne aux peines qui suivent les coprévenus : Thérèse Leblond, dix années d’emprisonnement ; Jeanne Leblond, femme Lemonnier, six ans ; Jacques Leblond, dit le Marquis, cinq ans ; Charles Lemonnier, un an et un jour ; Pierre-Amable Drouet, six mois ; Pierre Lemonnier, un mois ; les condamne chacun, en outre, en 50 fr. d’amende, et solidairement aux dépens, et dit qu’à l’expiration de leur peine ils resteront pendant dix ans sous la surveillance de la haute police. » Voy. Sicidites, Agrippa, Faust et une foule de petits articles sur divers sorciers.

On trouve des sorciers dans les plus vieux récits. Les annales mythologiques vous diront qu’à Jalysié, ville située dans l’île de Rhodes, il y avait six hommes qui étaient si malfaisants que leurs seuls regards ensorcelaient les objets de leur haine. Ils faisaient pleuvoir, neiger et grêler sur les héritages de ceux auxquels ils en voulaient. On dit que, pour cet effet, ils arrosaient la terre avec de l’eau du Styx, d’où provenaient les pestes, les famines et les autres calamités. Jupiter les changea en écueils.

Le voyageur Beaulieu conte qu’il rencontra un de ces sorciers ou escrocs, qu’on a aussi appelés grecs, à la cour du roi d’Achem. C’était un jeune Portugais nommé Dom Francisco Carnero ; il passait pour un joueur habile et si heureux qu’il semblait avoir enchaîné la fortune. On découvrit néanmoins que la mauvaise foi n’avait pas moins de part que le bonheur et l’habileté aux avantages qu’il remportait continuellement. Après avoir gagné de grosses sommes à un ministre de cette cour, qui se dédommageait de ses pertes par les vexations qu’il exerçait sur les marchands, il jouait un jour contre une dame indienne, à laquelle il avait gagné une somme considérable, lorsqu’en frappant du poing sur la table, pour marquer son étonnement d’un coup extraordinaire, il rencontra un de ses dés qu’il brisa, et dont il sortit quelques gouttes de vif argent. Elles disparurent aussitôt, parce que la table avait quelque pente. Les Indiens, d’autant plus étonnés de cette aventure, que le Portugais se saisit promptement des pièces du dé, et qu’il refusa de les montrer, jugèrent qu’il y avait de l’enchantement. On publia qu’il en était sorti un esprit, que tout le monde avait vu sous une forme sensible, et qui s’était évanoui sans nuire à personne. Beaulieu pénétra facilement la vérité. Mais il laissa les Indiens dans leur erreur ; et, loin de rendre aucun mauvais office à Carnero, il l’exhorta fortement à renoncer au jeu dont il ne pouvait plus espérer les mêmes avantages à la cour d’Achem[2].

Sous le règne de Jacques Ier, roi d’Angleterre, le nommé Lily fut accusé d’user de sortilège devant un juge peu éclairé, qui le condamna au feu. Lily n’était rien moins que sorcier ; son crime consistait à abuser de l’ignorance superstitieuse de ses concitoyens. Il osa s’adresser au souverain et lui présenter un placet écrit en grec. L’étude des langues était alors fort négligée en Angleterre. Un semblable placet parut un phénomène au monarque. — Non, dit-il, cet homme ne sera pas exécuté, je le jure, fût-il encore plus sorcier qu’on ne l’accuse de l’être. Ce que je vois, c’est qu’il est plus sorcier dans la langue grecque que tous mes prélats anglicans.

Un officier, d’un génie très-médiocre, envieux de la gloire d’un capitaine qui avait fait une belle action, écrivit à M. de Louvois que ce capitaine était sorcier. Le ministre lui répondit : « Monsieur, j’ai fait part au roi de l’avis que vous m’avez donné de la sorcellerie du capitaine en question. Sa Majesté m’a répondu qu’elle ignorait s’il était sorcier, mais qu’elle savait parfaitement que vous ne l’étiez pas. »

Il y eut à Salem, dans l’Amérique du Nord, en 1692, de singuliers symptômes qui tiennent à l’histoire de la sorcellerie. Beaucoup d’hypocondriaques voyaient des spectres, d’autres subissaient des convulsions rebelles aux médecins ; on attribua tout à la nécromancie, et Godwin, dans son Histoire des nécromanciens, donne sur ces faits étranges des détails étendus. Plusieurs femmes furent pendues comme accusées et convaincues d’avoir donné des convulsions ou fait apparaître des fantômes, « On voit constamment, dit Godwin, les accusations de ce genre suivre la marche d’une épidémie. Les vertiges et les convulsions se communiquent d’un sujet à un autre. Une apparition surnaturelle est un thème à l’usage de l’ignorance et de la vanité. L’amour de la renommée est une passion universelle. Quoique ordinairement placée hors de l’atteinte des hommes ordinaires, elle se trouve, dans certaines occasions, mise d’une manière inattendue à la portée des esprits les plus communs, et alors ils savent s’en servir avec une avidité proportionnée au peu de chances qu’ils avaient d’y parvenir. Quand les diables et les esprits de l’enfer sont devenus les sujets ordinaires de la conversation ; quand les récits d’apparition sont aux nouvelles du jour, et que telle ou telle personne, entièrement ignorée jusqu’alors, devient tout à coup l’objet de la surprise générale, les imaginations sont vivement frappées, on en rêve, et tout le monde, jeunes et vieux, devient sujet à des visions.

» Dans une ville comme Salem, la seconde en importance de la colonie, de semblables accusations se répandirent avec une merveilleuse rapidité. Beaucoup d’individus furent frappés de vertiges ; leurs visages et leurs membres furent contractés par d’effroyables contorsions, et ils devinrent un spectacle d’horreur pour ceux qui les approchaient. On leur demandait d’indiquer la cause de leurs souffrances ; et leurs soupçons ou leurs prétendus soupçons se portaient sur quelque voisin, déjà malheureux et abandonné, et pour cette cause en butte aux mauvais traitements des habitants de la ville. Bientôt les personnes favorisées de l’apparition surnaturelle formèrent une classe à part, et furent envoyées, aux dépens du public, à la recherche des coupables, qu’eux seuls pouvaient découvrir. Les prisons se remplirent des individus accusés. On s’entretint avec horreur d’une calamité qui n’avait jamais régné avec un tel degré d’intensité dans cette partie du monde, et, par une coïncidence malheureuse, il arriva qu’à cette époque beaucoup d’exemplaires de l’ouvrage de Baxter intitulé Certitude du monde des esprits parvinrent dans la Nouvelle-Angleterre. Des hommes honorables donnèrent crédit à cette ridicule superstition et entretinrent même la violence populaire par la solennité et l’importance qu’ils donnèrent aux accusations, et par le zèle et l’ardeur qu’ils déployèrent dans les poursuites. On observa dans cette occasion toutes les formes de la justice ; on ne manqua ni de juges, ni de jurés, grands ou petits, ni d’exécuteurs, encore moins de persécuteurs et de témoins. Du 10 juin au 22 septembre 1692, dix-neuf accusés furent pendus ; bien des gens avouèrent qu’ils pratiquaient la sorcellerie, car cet aveu paraissait la seule voie ouverte de salut. On vit des maris et des enfants supplier à genoux leur femme et leur mère de confesser qu’elles étaient coupables. On mit à la torture plusieurs de ces malheureuses en leur attachant les pieds au cou jusqu’à ce qu’elles eussent avoué tout ce qu’on leur suggérait.

» Dans cette douloureuse histoire, l’affaire la plus intéressante fut celle de Gilles Gory et de sa femme. Celle-ci fut jugée le 9 septembre et pendue le 22 ; dans cet intervalle on mit aussi le mari en jugement. Il affirma qu’il n’était point coupable. Quand on lui demanda comment il voulait être jugé, il refusa de répondre, selon la formule ordinaire, par Dieu et mon pays. Il observa qu’aucun de ceux qui avaient été précédemment jugés n’ayant été proclamé innocent, le même mode de procédure rendrait sa condamnation également certaine ; il refusa donc obstinément de s’y conformer. Le juge ordonna que, selon l’usage barbare prescrit en Angleterre, il fût couché sur le dos et mis à mort au moyen de poids graduellement accumulés sur toute la surface de son corps, moyen qu’on n’avait point encore mis en pratique dans l’Amérique du Nord. Gilles Gory persista dans sa résolution et demeura muet pendant toute la durée de son supplice. Tout s’enchaîna par un lien étroit dans cette horrible tragédie. Pendant fort longtemps les visionnaires n’étendirent leurs accusations que sur les gens mal famés ou qui ne tenaient qu’aux rangs inférieurs de la communauté. Bientôt cependant, perdant toute retenue, ils ne craignirent pas de portèr leurs accusations de sorcellerie sur quelques personnes appartenant aux premières familles et du caractère le moins suspect. Dès lors tout changea de face. Les principaux habitants reconnurent combien il serait imprudent de mettre leur honneur et leur vie à la merci de si misérables accusateurs. De cinquante-six actes d’accusation qui furent soumis au grand jury le 3 janvier 1693, on n’en trouva que vingt-six qui eussent quelque fondement, et on en écarta trente. Sur les vingt-six accusations auxquelles on donna suite, on ne trouva que trois coupables, et le gouvernement leur fit grâce. On ouvrit les prisons : deux cent cinquante personnes, tant de celles qui avaient fait des aveux que de celles qui étaient simplement accusées, furent mises en liberté, et on n’entendit plus parler d’accusations de ce genre. Les affligés, c’est ainsi qu’on nommait les visionnaires, furent rendus à la santé. Les apparitions de spectres disparurent complètement, et l’on ne s’étonna plus que d’une chose, ce fut d’avoir été victime d’une si horrible illusion. — Ces phénomènes de démence infernale en pays hostile à l’Église demanderaient une étude.


  1. Spranger fit condamner à mort une sorcière qui avait fait mourir quarante et un petits enfants.
  2. Histoire générale des voyages.